• Le miroir ou perdu de vue

     

    Le miroir ou perdu de vue     
     

     Sa démarche est hésitante, ses pas plus petits; de toute façon, elle n'a pas très loin à aller, sa chambre est minuscule; elle ouvre son armoire pour choisir une robe; le choix est restreint, les vêtements sont peu nombreux; elle enfile ses chaussons, les chaussures, c'est seulement pour sortir; devant le miroir, Émilie se regarde, caresse de la main son visage, pose ses doigts sur les sillons de ses rides. Elle ne les a pas vues arriver ces rides, d'abord pattes d'oie, puis rides d'expression, rides du lion, rides d'amertume... La voilà comme une pomme flétrie; Émilie sourit, il lui reste quelques dents heureusement. Son regard est lumineux, ses yeux clairs plaisaient beaucoup aux amoureux qui lui faisaient la cour il y a si longtemps. La coiffeuse est passée hier, elle a fait ce qu'elle a pu.
    Émilie soupire, pose un peu de fard sur ses joues creuses, un peu de rose sur ses lèvres, il paraît que c'est plus joli avec les cheveux blancs; à nouveau, elle jette un œil dans le miroir.
    Quelle jolie jeune femme que voilà! Visage fin, ovale bien dessiné, bouche pulpeuse, bien rouge, de jolies dents régulières, des yeux clairs très expressifs et une chevelure brune qui lui tombe sur les épaules. Émilie est heureuse, elle est amoureuse, elle a vingt ans et lui aussi. D'ailleurs, elle a rendez- vous au Jardin du Luxembourg, près de la fontaine, c'est le rendez-vous des étudiants amoureux, on peut se cacher pour s'embrasser, se caresser.
    Émilie sent son cœur battre, lui aussi est amoureux; il lui a chuchoté ces mots en l'embrassant dans le cou. Ensemble, ils ont des projets, leurs études à terminer, les fiançailles, un mariage à la campagne, une maison, des enfants... Émilie se dirige vers la porte, pressée de sortir, elle ne veut pas être en retard...
    Non, soldat La croix, ce n'est pas possible, vous ne pouvez voler dans cette escadrille, vous avez des problèmes de vue; on va vous affecter au sol. Louis est désappointé! Depuis tout petit, son rêve c’était voler.
    Après deux ans dans l'infanterie, il est de retour à Paris pour terminer ses études. Près du jardin du Luxembourg, il a rencontré Émilie et ça fait six mois qu'il est fou amoureux. Elle est si jolie, un regard clair, des cheveux noirs, elle sent bon, elle rit tout le temps.
    Louis a fait des projets d'avenir tout en lui chuchotant des mots doux. Mais un souci vient contrarier sa joie aujourd'hui: ses parents ont décidé de partir aux États Unis, son père étant appelé à la direction d'une usine Ford et ils doivent quitter rapidement la France. Il n'ose pas en parler à Émilie; la voilà, ils se réfugient dans les jardins et se blottissent sur un banc l'un contre l’autre. Non, Louis n'arrive à lui parler, ce serait gâcher ces moments de bonheur; il sait qu'elle va souffrir, alors il a décidé de partir sans rien dire et essayer de l'oublier.
    - Madame Émilie, Madame Émilie, où allez- vous ? demande Carole l'infirmière; ce n'est pas encore l'heure du repas; allons regagnez votre chambre, je vous appellerai, allumez la télé, c'est bientôt votre émission préférée, vous savez Julien Lepers, Questions Pour Un Champion; je vous amène vos médicaments.
    Louis a quatre- vingt- cinq ans, il a vécu toute sa vie aux États -Unis, s'est marié, a eu une fille Judith qui vit en France; depuis quelque temps, il est en mauvaise santé et Judith a décidé de l’accueillir chez elle. Mais Louis refuse d’être une charge, alors d'un commun accord, ils ont cherché une solution et cette petite maison de retraite en banlieue a l'air très accueillante. En fin d'après-midi, ils arrivent donc aux Ormeaux, et Louis s'aidant de sa canne prend ses repères;
    - voici Carole l'infirmière de votre étage, elle va vous conduire à votre chambre; vous visiterez la maison plus tard, le repas est servi à dix-neuf heures, vous y rencontrerez d'autres pensionnaires.
    La fille de Louis s'en est allée; seul maintenant son regard se porte vers la fenêtre, demain j'irai me promener dans le parc, pense t-il... Carole frappe à la porte
    - voulez vous que je vous aide ?
    Les voilà dans la salle à manger. Louis s'assoit, essaye de repérer ses couverts, son verre, son assiette du bout de ses doigts; sa vue ne s'est pas arrangée depuis ses dix huit ans, il est presque aveugle. Soudain, une main se pose sur son bras; Louis tressaille, cette peau, cette odeur, Louis frémit;
    - quel est votre prénom? demande la pensionnaire assise à son côté. Louis tourne un peu la tête, il a reconnu cette voix qui n'a pas changé, c'est Émilie son premier amour.
    - Je m'appelle Louis, répond-t-il dans un murmure.
    - Eh bien bonjour à vous, moi je m'appelle euh... attendez ça va me revenir, je m'appelle...
    - Émilie, dit l'infirmière.


    Lilou

       
     

    Revue de l’atelier « virtuel » d’écriture « LE CLAVIER LIBRE »  N°03 – Novembre  2012

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