Avant - l’année dernière encore - Bertille aimait décembre. A 80 ans, elle s’émerveillait comme aux temps de son enfance bretonne des premiers flocons, du
doux soleil l’après-midi et des boutons de roses rescapés à l’abri de la grange. Maintenant que Julien était parti, le dernier mois de l’année lui était insupportable : trop doux pour la
saison, trop froid pour sortir dans les magasins, trop bruyant quand ses amis du Club la réclamaient, trop débile quand la télé s’invitait dans sa maison pour lui rappeler comment consommer
rituellement à cette époque, malgré sa solitude.
Ah, quand il était encore près d’elle, même très souffrant, à Noël dernier, tout était possible. Bien sûr, elle était consciente que la trêve accordée par la maladie serait brève mais ils
avaient vécu ce dernier 25 décembre tous les deux comme à leur habitude : dans la quiétude et l’affection. Elle pensa, avec une sorte de sourire heureux aux lèvres, qu’ils auraient dû
s’endormir ensemble, ce jourlà, pour toujours. Le regard perdu sur la rocaille verdoyante, au fond du jardin, l’oreille bercée par Brassens – la seule musique qu’elle supportait - et sa «
Brave
Margot » elle se laissait gagner par les souvenirs de ce jour heureux quand son oeil fut attiré par une forme grise qui
traversa la cour comme une flèche pour grimper lestement au grand conifère du jardin. Le gros chat angora gris était de
retour. Il réapparut quelques secondes plus tard. Rien d’étonnant qu’il n’ait pas trouvé de moineau égaré, les corbeaux de faction au sommet du noyer du voisin montaient la garde
depuis le matin. Il n’avait pas dû trouver les restes de ses maigres repas qu’elle laissait chaque jour à disposition des chats errants du quartier qui aimaient bien l’adresse. Toujours à
la recherche de sa pitance, le matou explora le rebord de la fenêtre de l’atelier : elle l’avait déjà vu, de nuit se dresser sur ses pattes de derrière et s’agripper comme un fauve à cet
endroit. De jour, c’était la première fois. Il avait des proportions et une force peu communes. Elle s’approcha de la vitre en pensant qu’elle aurait mieux fait de rester au fond de son
fauteuil car le seul visiteur de la journée allait bientôt s’évanouir. Contre toute attente, le chat contourna alors la véranda et se planta devant la porte d’entrée. Il n’eut pas besoin de
gratter, comme dans la chanson, Bertille ouvrit la porte et se pencha pour le caresser. Il fit le tour de ses deux pieds en se frottant contre ses jambes et leva vers elle ses magnifiques
yeux bleus clairs. Dans le frigo, elle trouva les restes de son filet de lieu-purée du midi qu’elle lui coupa en morceaux. Une petite jatte d’eau fraîche compléta le festin que le chat
avalait maintenant, comme chez lui, sans lever le nez. Elle n’osait pas parler. Le disque était terminé, la fin d’après-midi s’annonçait dans la pénombre. Elle se souvint alors de cette
merveilleuse robe grise que sa grand’mère lui avait cousue pour Noël à ses sept ans, pendant la guerre. Elle décida de l’appeler « Velours ».
Chantal Gaultier
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