• Un requin dans la haie

     

         Un requin dans la haie 
    J’ai eu douze ans au mois de mai 2011.
    Mon père est mort l’an dernier. Malade pendant trois longues années, à cause de cette saloperie de crabe. Il est resté alité à la maison, lui qui aime tellement la chasse. Je l’ai vu maigrir à vue d’œil, chaque mois un peu plus, jusqu’à ce que la bête tentaculaire ait finalement gagné. Il avait cinquante-sept ans et moi onze. Depuis l’âge de huit ans, je l’ai entendu vomir chaque jour et chaque nuit. Un cancer du côlon. L’odeur dans l’appart était devenue irrespirable. D’autant que maman n’était plus là depuis longtemps et que moi, question ménage et bonnes odeurs de maman – je n’avais pas encore obtenu mon diplôme ! La mort était tapie dans chaque recoin. Assise là, à l’attendre en jouant aux cartes avec ses nouveaux symptômes. La vieillesse, la maladie, lorsqu’on n’a que huit ans, on ne s’en sépare pas. Pas comme ça, en claquant des doigts.
    Je me sens vieille et le poids de mes longs cheveux blonds me pèse. Ils n’ont jamais été coupés et me battent les reins comme autant de coups de fouet infligés par la vie. Ils portent le poids de mon histoire depuis le premier jour.
    D’ailleurs, ce corps ne me porte pas comme il le devrait à mon âge. Je suis devenue vieille. Mon dos est voûté et mon regard bas, toujours planté dans le sol, comme pour mieux en scruter les moindres détails à la recherche d’une faille dans laquelle m’engouffrer, me cacher. Pour le rejoindre, papa, qui sait. Ce corps ne m’aide pas. Il affiche bien trop tôt les cassures, les arrondis, les angles creux des vieux. Bien sûr, ma peau est lisse et ferme, mes idées rapides et claires, mes foulées longues et alertes, mon odeur fraîche et sucrée ; mes dents, ma bouche, mon haleine, enfin, tout est neuf – et pourtant la mort me hante chaque jour. Pour certains, elle le fait bien plus tard. Lorsque les « signes » se rapprochent, s’intensifient, qu’elle vous attend, là, demain ou après-demain, alors tout est bon pour essayer de l’oublier. Celle-là, qu’on porte en soi chaque jour depuis la naissance devient alors l’obsédant obstacle à contourner. C’est un cri rauque qui parle aux cellules. Alors, le moteur de toutes les activités les plus frénétiques, que l’on gobe comme des œufs à pleine bouche pour étouffer de vie, se met en marche. Ultime lumière avant la nuit infinie. La nuit froide. Une autre nuit que la nuit sans lune. Voyages, peinture, séduction, baise jusqu’au dernier soubresaut de libido, avides de chaque parcelle – si infime soit-elle, d’une aventure qu’on avait laissée là sur le bord d’un chemin qu’on pensait d’éternité, on s’active ; la peur aux tripes. Un de ceux-là a croisé ma route et j’ai pu scruter, avec mes yeux d’enfant, chaque jour pendant des années ; ce qu’on appelle un vieux, et celui-là, c’était un vieux salaud.
    C’était mon grand-père. Il m’a élevée après la mort de son fils. Bien avant ses assauts répétés chaque jour, il avait déjà commencé à me toucher, à mettre sa main sur mon sexe, à jouer avec mon petit corps d’enfant. Pour un gâteau, une sucrerie qu’il cachait au fond de ma culotte en coton. Perfide, lubrique, vicieux, m’attirant comme une mouche avec de l’eau sucrée ! Quoi de plus facile à berner qu’un enfant. Sans passé…
    Son corps flaque et ramolli, ses jambes à demi-pliées, sans forme et remplies de varices, son ventre mou et ses couilles pendantes, sa bouche aux dents usées, cassées, jaunies par la clope et la vieillesse, ses lèvres fines et cette horrible langue blanchâtre et grasse comme une huître pleine, son odeur de chair déjà en route vers la décomposition finale, les filaments jaunasses, frisottés et tordus qui lui servaient de cheveux, ce mouvement incertain de la bouche entre le tic et la succion bruyante à chaque fois qu’il mangeait, la lenteur énorme arbitrant chacune de ses pensées, chacun de ses mouvements… Bref, toute cette horreur, j’ai dû la supporter sans broncher sous ses doigts tordus, ses mains crochues d’arthritique, scrutée par ses yeux au contour de néon circulaire, lien maléfique qui m’encerclait chaque soir, au coucher, dans ma petite chambre, dans mon petit lit, sans broncher, un foulard sur la bouche, et ce vieux salaud se frottait sur moi, sans pouvoir bander – heureusement, alors que tous dormaient…..
    Que faire, enfant, sinon subir.
    Subir.
    Subir partout cette différence, qui se lit sur mes traits et dans mon regard modelés par l’humiliation. Ils l’ont perçue bien vite les autres. Cette faiblesse, cette faille, cet abus de silence, comme un gouffre au creux du cœur, béant, qui crie par les yeux, installé sur mon corps de vieille courbée, seule. Alors, tout doucement, au dehors aussi l’enfer se campe autour de moi. Ce n’est plus seulement le vieux salaud qui me taraude l’esprit, ce sont ceux de mon âge. L’animal blessé aimant la cruauté, si facile, si jouissive, si naturelle, archaïque. Le besoin de destruction, de mise à mort s’organise vite, très vite, par capillarité, par contagion. Alors vite, très vite au collège tout comme en primaire, je suis le bouc-émissaire des lâches. Dans la cour, les couloirs, aux chiottes, dans la rue – le soir quand il fait déjà nuit à 16h j’ai peur de rentrer seule… mon cœur ne bat vite que pour moi. La nuit dans mon lit aussi – ils sont là, le vieux qui bande mou et puis eux, tous, qui m’humilient en gueulant de rire dans mes oreilles trop petites. Ça résonne comme dans un hall de gare dans ma tête. Les rires me cisaillent les tympans. Leurs gueules me crèvent les yeux. J’étouffe. Je les retrouve sur Facebook, chaque soir. Les commentaires sur moi se tricotent, telles les mailles d’un pull trop petit pour moi. Ma camisole de folie des Autres…
    Ça a pété très fort… très vite. Tout ça, c’est fi-ni, Lucie. Les voisins n’y ont sûrement pas prêté attention. Ils passent leur journée à gueuler. Si c’est pas eux, c’est la télé, à fond. Moi… maintenant… je ne pèse plus que le poids de mon âme.
    Ghislène

    Ghislène

     
       
     

    Revue de l’atelier « virtuel » d’écriture « LE CLAVIER LIBRE »  N°03 – Novembre  2012

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