• Boire la tasse à Vichy :

     
     Boire la tasse à Vichy 

     

      Ces heures qui précédèrent mon départ étaient si singulières, si étranges. Sous le ciel hivernal, elles s’effondraient inexo-rablement sans clarté, fondant comme des couches de crème qui glissent l’une sur l’autre. Seules quelques variations infimes de cette immobilité hivernale semblaient indiquer la progression des heures. Aux abords du plan d’eau du Canada, des dizaines de mouettes s’immobilisaient. Soudain, mues par quelques cris déchirant le voile gris pixellisé de ce jour qui se refusait à prendre la lumière, elles s’envolaient à nouveau, peignant du blanc sur le gris.

    Au loin, sur le chemin boueux, mes yeux myopes distinguèrent un groupe de pèlerins qui tanguaient, ils passèrent à mes côtés sans répondre à mon « Bonjour ». Qu’importe, je me sentais déjà  étrangère…  

    La route défilait et ces images resurgissaient. Ce lien ténu me permettait de combler un vide vertigineux. Il était tapi là, au fond de mes tripes. Dans quelques heures, je serai à Vichy.

      Je venais de tout quitter. Mes enfants, mon ex, ma ville de Beauvais, ma Picardie natale. Je roulais vers une vie nouvelle, vers l’homme que j’aimais. Un immense sentiment de liberté m’habitait à mesure que la distance s’amenuisait. Se pourrait-il qu’enfin le bonheur soit là, pour moi aussi ?

    Cette même luminosité qui me pesait tant, je ne la subissais plus. Je portais la lumière en moi. Chaude et vibrante énergie d’un feu intérieur, c’était si bon.

      Ce moment-là, je l’attendais depuis plus d’une année, en fait, depuis bien plus longtemps que cela. C’était comme sortir d’une tombe, d’un couloir sans fenêtres. Depuis près de vingt ans, j’y vivais aveugle et sourde aux cris de l’intérieur, avec l’incroyable perception que tout avait débuté hier. Quel besoin indétectable m’avait poussée à  plonger dans un tel oubli. J’y avais supporté dignement les violences de mon mari asiatique. Les coups pleuvaient lorsqu’il buvait, ce qui avait débuté à peine deux ans après notre mariage. Période à partir de laquelle l’élégance de l’amour avait disparu. Sans doute était-il brisé dans sa chair depuis son départ du Cambodge. Moi, sa femme, je servais d’exutoire,  bouc émissaire des souffrances de tout un peuple. Soumise et silencieuse victime, mon éducation ne permettait pas d’en comprendre les raisons, celles de mon abdication. Copié-collé d’images familiales sans doute.

      Mais maintenant tout était fini. Fini ! Vous comprenez n’est-ce pas ?

      Il m’attendait. Le nouveau visage de ma vie se dessinait sous les traits de cet homme-là, Michel. Je devais arriver sous peu en voiture, accompagnée par le camion de déménagement. Il fallait tout d’abord que j’installe ma maison. Celle qui me permettrait de recevoir mes quatre enfants, pendant les vacances. Tout était organisé à merveille. Je remplissais chaque seconde avec une telle d’avidité. Que faire d’autre sinon que de rattraper tout ce temps perdu ? Ni les cartons, ni le camion rempli des restes de mon ancienne vie, ni les trois jours qui me séparaient encore de lui n’occasionnaient une gêne quelconque. L’infini s’offrait à moi, sourire aux lèvres, butinant de toutes parts sans que rien ni personne ne m’atteigne.

    Il m’avait dit :

    « Installe-toi tranquillement et viens me retrouver chez moi dans trois jours ».

      Comme dans un rêve, assommée par tant d’amour, j’avais bêtement répondu :

    « Oui ».

      Trois jours, trois heures, trois secondes, trois ans… Ma pendule battait la chamade. Plongée dans les cartons, les meubles, la vaisselle, que sais-je encore, je ne connaissais plus la fatigue et mes nuits étaient si courtes que j’en ignorais presque la faim. Tellement heureuse et pressée de tout installer pour le rejoindre. Elle était belle et grande ma maison, avec un jardin rempli de grève qui recouvrait les allées bordées de buis. Les pelouses dessinaient des courbes régulières encadrées de blanc. Les arbres qui jouxtaient la maison seraient parfaits dès les beaux jours. Ils épanouiraient leur feuillage capiteux afin de protéger notre amour des regards indiscrets.

      Ce troisième jour arriva, si vite, si tard. Je me sentais belle et moche à la fois. Je tremblais comme une enfant en me maquillant. Je faisais tomber presque tout ce que mes mains touchaient. Le trac m’envahit comme une vague scélérate, sans prévenir. Je me garai devant sa maison et parce que nous ne nous étions pas parlé depuis trois jours, j’eus soudain le sentiment de ne plus le connaître. La mise à jour de mon temps venait de s’opérer. Tous les compteurs repartiraient à zéro au moment exact où il ouvrirait la porte, car il devait secrètement me guetter derrière les rideaux ! Sous mes pas les cailloux crissaient au contact de mes semelles et mes talons s’enfonçaient, me faisant tanguer comme une femme saoule. Ivre de bonheur et d’amour.

      Devant la porte, je m’attendais à ce qu’il m’ouvre. Rien. Alors que je sonnais, je commençais à introduire doucement la clé dans la serrure. Je désirais profiter pleinement de mon geste et le surprendre aussi, car il ne m’avait pas entendue. Une fois la porte refermée derrière moi, je l’ai appelé d’une voix claire – Michel…

      En pénétrant dans la cuisine, les persiennes encore fermées laissaient filtrer suffisamment de lumière pour que je puisse voir un corps disloqué sur le sol. C’était Michel, mon Michel qui gisait là, sur le carrelage froid. Aucun cri n’a pu sortir de ma bouche lorsque je constatai qu’il était aussi froid que le sol sur lequel il reposait depuis trois jours. Ces trois jours pendant lesquels je me préparais à vivre enfin heureuse.

    Ghislène

     

                

     
       
     

    Revue de l’atelier « virtuel » d’écriture « LE CLAVIER LIBRE »  N°05 – Mars 2013

     

    « Où es-tu hiver ? Bulletin Météo du 22 mai 2013 »

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