• Harry

     

    Harry    
     

     

      A plus de 80 ans, Harry aurait pu attendre que le soleil soit plus ardent pour sortir faire les courses, mais il gardait cette habitude d’une vie besogneuse et mettait un point d’honneur à quitter son logement très tôt, rasé de près, embaumant l’eau de Cologne dont il s’était frictionné le visage. Il n’avait jamais passé son permis et son vélo avait connu toutes ses aventures. Depuis quelques mois, il n’allait plus à la superette la plus proche mais au supermarché car le gérant du magasin avait été indélicat en lui rendant la monnaie, suggérant « qu’à son âge » il avait sans doute confondu un billet de vingt euros et un billet de dix euros. Inadmissible ! Celui-là n’était pas prêt de le revoir ! Il achètera le lait et la viande pour ce midi puis, à la boulangerie la baguette et le petit croissant pour sa femme. Il prendra son journal et rentrera se faire chauffer un café (café-chicorée plus exactement) A peine rentré à la maison il pestera car il devra ressortir pour une course urgente que son épouse lui réclamera (elle ne faisait jamais de liste et immanquablement une seule visite au magasin ne suffisait pas) Il terminera la matinée en allant au jardin vérifier si ses plantations ne manquent pas d’eau et si les gamins du quartier lui ont laissé quelques fraises. Il donnera à manger au couple de lapins géants des Flandres qui faisait sa fierté. Il engraissait ses lapins régulièrement et comme sa femme refusait de les cuisiner, il en faisait bénéficier ses proches.

      Il prendra son déjeuner seul car sa moitié s’est recouché, s’assoupira un peu en regardant le journal télévisé, puis sa grosse main vérifiera que le mouchoir à carreaux figure bien au fond de sa poche, enfilera son anorak, attrapera sa casquette en velours côtelé et ira travailler dans le jardin de sa fille. Là, il appréciera le calme de la maison, regardera le Tour de France en écossant des haricots ou en épluchant des pommes de terre. Enfin il rentrera à la tombée de la nuit dans son appartement où sa femme, enfin levée, l’assaillira de reproches comme à l’accoutumée. Depuis quelques temps il en souffrait moins car il devenait sourd.

      Tout le monde se demandait comment il avait pu supporter cette agressivité depuis si longtemps. En fait il avait beaucoup « roulé sa bosse » quand il était jeune et devait se réfugier dans ses souvenirs quand les cris devenaient trop insupportables. Chaque année, il partait en cure pour ses artères et ce répit de quelques semaines lui permettait de recharger ses batteries. Alors il oubliait les reproches et la haine pour ne plus penser qu’à celle qui lui avait donné de nombreux enfants, tenait si bien la maison qu’on aurait pu manger par terre et qui avait dû être très jolie avant que la démence ne déforme son visage. Lui, la protègera toujours de ses démons et qui sait peut-être l’aimait-elle encore car elle était toujours très jalouse et le soupçonnait même d’accueillir des maîtresses dans la cabane du jardin.

      Dix ans plus tard, la vieillesse a rattrapé Harry et il n’a pu continuer à l’entourer de ses soins, mais jusqu’à la fin de ses jours il s’est toujours soucié d’elle.

     

    Francine


     
       
     

    Revue de l’atelier « virtuel » d’écriture « LE CLAVIER LIBRE »  N°03 – Novembre  2012

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