Il lui a donné rendez-vous sur la fête foraine. Elle embrasse sa grand-mère,
qui suce des bonbons devant la télé.
« Je rentre pas tard, Mémé...demain, j'ai cours! »
Elle descend par le Mont Capron: elle aime passer devant le petit théâtre de verdure,
sous la voûte des arbres. Il y fait frais et sombre. Le temps de quelques respirations, elle se sent comme la fée Morgane dans la forêt, au milieu des sortilèges. Pour ça, il lui faut
ignorer le groupe de garçons braillards assis sur les marches du théâtre, entourés de packs de bière. Elle n'a pas peur, elle les connaît, leur fait un petit signe de fée. Marc sera près
de la barbe à papa. Elle se prépare, il va falloir lui dire...Il a pris trop de place dans sa vie, la place du propriétaire. Ah ce geste, quand il la saisit par la nuque...!
« Viens par là, tu es à moi !».
L'autre jour, il a dit à Mémé, en rigolant:
« Si elle me trompe, je la tue! »
Jamais elle n'aurait cru ça possible, elle veut de la légèreté, de la liberté.
S'appartenir. Voir sa vie devant elle. Une route sous le vaste ciel et partout des chemins tentants à prendre à sa guise. Elle sent bien que Marc ne serait pas un bon compagnon, qu'il
l'empêcherait de s'envoler. C'est pour ce soir: elle va lui dire...qu'est-ce qu'elle va lui dire ?
« Ecoute, j'aimerais qu'on arrête de se voir, nous deux...
»
Juste cette phrase... elle n'arrive même pas à l'imaginer. Pourtant, plus elle attendra, plus il
s'installera dans l'illusion d'un futur : un petit couple, une petite maison, de petites idées. Une petite vie sans rien dedans, que du désespoir d'oiseau en cage.
Arrivée en vue de la Place du Jeu de Paume, le cœur lui manque, elle
s'assied un moment sur l'herbe, face au Lycée Félix Faure, son lycée. La fête fait son bruit violent, sa tête se remplit de chaos. Elle regrette de s'être emballée pour un garçon « peu
recommandable », comme dit Mémé, Mémé qui prétend aussi l'avoir vu jouer avec un cran d'arrêt, « une
lame grande comme ça, tu parles si j'ai eu peur ! »...
Allez, debout, va lui parler, tu es une grande fille, tu es la fée Morgane... Elle l'aperçoit,
une barbe à papa dans chaque main, la mine sombre, sûrement parce qu'elle est en retard. Elle le trouve ridicule, sa décision s'affermit.
– Salut !
– Salut !
Il lui tend le fuseau poisseux, l'embrasse, ils marchent. Elle s'excuse pour le retard.
Ils longent les stands sans les voir, dans les cris, les rires, les tirs de carabines, les musiquettes, le scintillement brutal des animations lumineuses. Elle se sent étrangère. Ils ont
fini leur barbe à papa, le silence pèse. Elle l'emmène à l'écart du vacarme et des lumières. Elle lui parle, enfin...Elle demande pardon, elle dit tout, surtout sa volonté de vivre libre,
et, pour finir, qu'elle ne l'aime plus. Il se tait, sonné, très pâle. Puis en la regardant dans les yeux, il sort en un éclair le couteau de sa poche, dégage la lame luisante, et frappe.
Au cou. Fort. Plusieurs fois. Du sang. Elle tombe sans crier. Il part en courant. Personne n'a rien vu. Le sang coule dans l'herbe, c'est fini. Sa petite âme s'envole, elle se sent
légère. Elle monte, monte. Elle voit toute la place maintenant, la foule, les manèges, une agitation brouillonne, des groupes se font, se défont, des enfants courent, des amoureux se
regardent, des jeunes tirent sur des cibles en carton, et partout ça scintille, ça clignote ...elle n'entend rien, pas un bruit, elle flotte au-dessus de la vie... Enfin, elle l'aperçoit,
il marche sans savoir, pâle, si pâle, petit garçon perdu. Elle aimerait le prendre dans ses bras, le bercer. Tout est réparé, c'est ça qu'elle voudrait lui dire. Il nettoie le couteau au
robinet, derrière un stand.
« Oui, fais ça, c'est bien! Personne ne saura que c'est toi... »
Elle monte encore et encore, apaisée. La mort commence...
Dominique Langlet
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